Buffon est un naturaliste à l’œuvre monumentale. Son Histoire naturelle, générale et particulière, en quarante-quatre volumes, paraît tout au long du siècle des Lumières. C’est aussi un écrivain et un scientifique complet. En 1733, il présente à l’Académie des sciences un mémoire sur le jeu du franc-carreau qui sera très remarqué. Il y considère plusieurs jeux de hasard, dans lesquels la probabilité de gagner fait intervenir des quantités géométriques. Jusqu’alors, les calculs faits sur les jeux de cartes ou jeux de dés reposaient sur des quantités discrètes. Là, Buffon entend « mettre donc la Géométrie en possession de ses droits sur la science du hasard ».
Pour ce faire, il considère des jeux de nature « géométrique ». Le premier est le jeu du franc-carreau. On dispose d’un carrelage fait de carrés égaux de côté de longueur a. On jette une pièce sur le carrelage, et on se demande quelle est la probabilité qu’elle tombe à franc-carreau, c’est-à-dire entièrement dans un carré, sans toucher les bords. Pour gagner, il faut donc que le centre de la pièce, supposée être un disque de rayon r, se trouve dans un petit carré de côté a – 2r.
Situation gagnante pour le joueur : la pièce est tombée à franc-carreau. |
Situation perdante pour le joueur : la pièce est tombée à cheval sur deux carreaux. |
Le carré gris est la zone dans laquelle doit se trouver
le centre de la pièce pour gagner au jeu du franc-carreau.
Pour le joueur, la probabilité de gagner est donc le rapport de deux aires : celle du petit carré gris sur celle d’un carreau, et vaut donc (a – 2r)2 / a2. Buffon en déduit alors quel doit être le diamètre d de la pièce pour que le jeu soit équitable : il faut que d soit égal
soit environ 0,29a.
L’aiguille de Buffon
Le second jeu considéré par Buffon est celui du lancer d’une aiguille sur un parquet. Cette expérience est maintenant communément appelée problème de l’aiguille de Buffon. Dans ce jeu, on lance une aiguille (modélisée par un segment de demi-longueur l ) sur un parquet de lattes de largeur a (plus grande que l ). Les lattes sont supposées être infiniment longues, et Buffon s’intéresse à la probabilité que l’aiguille croise le bord d’une latte. Il montre à nouveau que cette probabilité peut s’exprimer sous forme d’un rapport de deux aires : celle des cas « favorables » sur celle de tous les cas possibles.
Situation gagnante pour le joueur : l’aiguille ne chevauche aucune jointure du parquet. |
Situation perdante pour le joueur : l’aiguille chevauche une jointure. |
On repère l’aiguille par un nombre y compris entre 0 et a (qui mesure la distance du centre de l’aiguille au bord supérieur de la latte dans laquelle il se trouve) et par l’angle α que fait l’aiguille avec l’horizontale (la direction des lattes).
En gris, la zone potentiellement perdante pour le joueur.
Pour avoir croisement, il faut que y < l sin α (dans ce cas, l’aiguille croise le bord supérieur de la latte) ou y > a – l sin α (l’aiguille croise alors le bord inférieur de la latte). Ainsi, la probabilité de croisement est égale au rapport de deux aires : celle de l’ensemble des (y, α) favorables par celle de l’ensemble des (y, α) possibles. Ce deuxième ensemble (en gris sur la figure) est délimité par deux morceaux de sinusoïdes, et son aire se calcule à partir d’une intégrale. Ainsi, on obtient que la probabilité de croisement est égale à l’aire grise divisée par l’aire du rectangle, soit
ce qui vaut
Par ces deux exemples, Buffon montre comment géométrie et probabilité peuvent interagir ; c’est l’acte de naissance d’une branche des mathématiques que l’on appelle la géométrie stochastique. Le principe général est de calculer des probabilités portant sur des objets géométriques tels que des points, des segments, des droites, des disques… C’est un domaine très actif, tant au niveau théorique que sur le plan des applications.
À la fin de son mémoire, Buffon remarque que de nombreuses questions pourraient se résoudre par des calculs similaires :
« Ces exemples suffisent pour donner une idée des jeux que l’on peut imaginer sur les rapports de l’étendue ; l’on pourroit se proposer plusieurs autres questions de cette espèce, qui ne laisseroient pas d’être curieuses et même utiles : si l’on demandoit, par exemple, combien l’on risque à passer une rivière sur une planche plus ou moins étroite ; quelle doit être la peur que l’on doit avoir de la foudre ou de la chute d’une bombe, et nombre d’autres problèmes de conjecture, où l’on ne doit considérer que le rapport de l’étendue, et qui par conséquent appartiennent à la Géométrie tout autant qu’à l’Analyse. »
Le paradoxe de Bertrand
Comme le souligne Joseph Bertrand dans son ouvrage Calcul des probabilités (Gauthier-Villars, 1889) : « La probabilité d’un événement est le rapport du nombre des cas favorables au nombre total des cas possibles. Une condition est sous-entendue : tous les cas doivent être également possibles. »
Bertrand propose alors de faire un petit calcul « élémentaire » de probabilité portant sur une corde dans un cercle. Ce petit problème, appelé paradoxe de Bertrand, conduit à des résultats différents suivant le raisonnement suivi. Le problème s’énonce ainsi : quelle est la probabilité p qu’une droite jetée au hasard sur un cercle de rayon 1 détermine une corde [AB] de longueur plus grande que (qui est la longueur du coté d’un triangle équilatéral inscrit dans le cercle ? On peut tenir au moins trois raisonnements différents.
Premier raisonnement : quitte à tourner la figure, on peut supposer A fixe. Le point B doit alors se trouver dans l’arc de cercle opposé à A ; la probabilité vaut donc 1/3.
Premier raisonnement : p = 1/3.
Deuxième raisonnement : quitte à tourner la figure, on peut supposer que la corde [AB] est horizontale. Il faut alors qu’elle soit située à une distance du centre plus petite que 1/2 ; la probabilité vaut donc 1/2.
Deuxième raisonnement : p = 1/2.
Troisième raisonnement : le centre de la corde, noté C, doit se trouver dans un disque (gris sur la figure), dont le rayon est la moitié du grand cercle. La probabilité cherchée vaut donc le rapport entre l’aire du grand disque et l’aire du petit disque, c’est à dire 1/4.
Troisième raisonnement : p = 1/4.
Jeter une droite au hasard
Quel est « le bon » résultat ? Et comment expliquer que les trois raisonnements aboutissent à trois résultats différents ? Tout provient de l’expression « jeter une droite au hasard ». Pour bien définir cette notion, il faut d’abord s’intéresser à la représentation des droites. En général une droite D est définie comme étant l’ensemble des points de coordonnées (x, y) vérifiant une équation de type ax + by + c = 0 ; les coefficients a, b et c servent à représenter D. Mais cette forme n’est pas bien déterminée : on peut par exemple changer a, b et c en respectivement 2a, 2b et 2c sans modifier D. Par contre, il est possible de trouver une autre représentation de D, qualifiée de « canonique ». On va représenter D par deux paramètres : θ (qui est l’angle entre la perpendiculaire à la droite issue de O et l’horizontale) et r (qui est la distance de la droite à l’origine O du repère). D est alors l’ensemble des points (x, y) du plan qui vérifient l’équation x cos (θ) + y sin (θ) – r = 0. En faisant ainsi la correspondance entre « point (θ, r) » et « droite du plan », on voit alors que « jeter une droite au hasard » revient à « jeter un point (θ, r) au hasard ».
Tirer des couples (θ, r) au hasard.
Droites correspondantes.
Ainsi, l’ensemble des droites vérifiant une certaine propriété P correspond à une région U(P) du plan (θ, r). La représentation (θ, r) est une bonne représentation car c’est la seule qui garantit l’invariance par translation et rotation. Ainsi, si l’on change le repère en déplaçant O et en tournant les axes, pour toute propriété P, la mesure (ou aire) de U(P) est égale à la mesure de U’(P), où U’(P) désigne l’ensemble des points (θ’, r’) représentant les droites dans le nouveau repère qui vérifient aussi P.
On peut considérer comme exemple la propriété « rencontrer un disque de rayon R ». Grâce à l’invariance par translation, on peut considérer le disque centré en O et de rayon R. L’ensemble E des points (θ, r) tels que la droite la droite D de paramètres θ et r rencontre le disque est alors le rectangle dont les côtés sont respectivement de longueur 2π et R. La mesure de E est donc l’aire du rectangle, et vaut 2π R, ce qui est aussi égal au périmètre du disque.
Cet exemple nous permet de donner « la solution » au paradoxe de Bertrand : la probabilité que la corde [AB] soit de longueur plus grande que est égale à la probabilité qu’une droite qui rencontre le grand disque de rayon 1 rencontre aussi le petit disque de rayon 1/2. Or, cette probabilité vaut le rapport entre le périmètre du petit disque et celui du grand disque (et non pas le rapport de leurs aires, comme dans le troisième raisonnement proposé !). Ainsi, « la bonne » réponse est p = (2π × 0,5) / (2π × 1), soit p = 1/2.
En fait, ce résultat se généralise plus largement et on peut montrer que la mesure de l’ensemble des droites qui rencontrent un convexe K est égale au périmètre de K.
Un ensemble K est convexe si, dès que l’on prend deux points quelconques à l’intérieur de K, alors le segment qui les joint est entièrement contenu dans K.
En stéréologie…
Les applications de la géométrie stochastique sont basées sur les développements théoriques, mais l’inverse est aussi vrai : les questions qui se posent lors de certaines applications donnent lieu à de nouveaux développements théoriques. Il en va ainsi de la stéréologie, dont le but est d’obtenir des informations sur un objet bidimensionnel (inconnu) à partir de mesures sur ses sections unidimensionnelles.
Imaginons un rectangle, qui contient un objet K inconnu. Si on lance des droites au hasard à travers le rectangle, avec comme seule information en sortie le fait de savoir si la droite a rencontré ou non l’objet, on a alors accès à la probabilité qu’une droite au hasard qui rencontre le rectangle rencontre aussi K. Mais cette probabilité est égale au rapport du périmètre de K (supposé convexe) sur le périmètre du rectangle ! Ce principe est très utilisé en science des matériaux, car il permet d’obtenir des caractéristiques géométriques (telles que le périmètre) de l’objet.
Dans un autre registre, la synthèse d’images est un exemple peut-être plus inattendu dans lequel la géométrie stochastique intervient. Au lieu de jeter une aiguille, on peut jeter des petites images représentant un motif. Si l’on jette beaucoup d’exemples d’un même motif sur une grande surface, après normalisation par la moyenne et la variance, on obtient (par le théorème de la limite centrale) une grande image, appelée image de texture. De telles images sont très utilisées dans les films d’animation et les jeux vidéo, où il y a besoin de générer des images de synthèse représentant le décor (ciel, herbe, sable, marbre, tissu…).
Un tel procédé (qui est équivalent à « filtrer » un bruit avec un filtre bien choisi) a permis à Ken Perlin, professeur au département d’informatique à l’université de New York, de remporter, grâce à sa méthode de synthèse de texture dite procédurale, un oscar technique à Hollywood en 1997.
Au-delà de ces exemples, la synthèse d’image est aussi très utile en médecine pour modéliser et comprendre les images de tissus biologiques
Ce texte est issu de la conférence donnée par Agnès Desolneux le mercredi 26 avril 2017 à la Bibliothèque nationale de France dans le cadre du cycle "Un texte, un mathématicien". Agnès Desolneux est directrice de recherche CNRS au Centre de mathématiques et leurs applications de l'École normale supérieure.