Une anthropologie de la ligne

Édouard Thomas



Une brève histoire des lignes

T INGOLD
Zones Sensibles
2011
256 pages
22 €

Idée apparemment universelle, notion première en géométrie, la ligne (droite ou courbe) peut être « un enchaînement de connexions entre des points fixes ». Mais si le point a fait l’objet d’études poussées, peu d’auteurs se sont intéressés à la ligne (Klee et Kandinsky en peinture, ou Fuller en architecture avec le concept de tenségrité sont de trop rares exceptions).

Cette situation intrigante a poussé le socio-anthropologue Tim Ingold à lui consacrer un cours, puis cet ouvrage. Très bien écrit, construit et traduit, il présente des thèses plus anthropologiques que géométriques : l’écriture comme activité consistant à tracer des lignes ; la distinction entre écriture et dessin (l’écriture relève d’une notation, est une technologie et est linéaire, alors que le dessin est un art) ; la différence entre tracer une ligne à main levée et tracer une ligne à la règle est la même qu’entre le trajet libre (d’un voyageur) et le transport logistique (de nourriture)…

Le premier chapitre est déconcertant. L’auteur y montre que… la parole et le chant n’ont pas toujours été dissociés : en Occident, et jusqu’au Moyen Âge, il n’existait qu’un seul registre d’écriture utilisant des lettres et des mots. De là, il explique que l’histoire de l’écriture doit être incluse dans une histoire de la notation, qui elle-même s’inscrit dans une étude de la ligne.

C’est à partir du deuxième chapitre que l’étude commence vraiment, avec une analyse des rapports entre ligne et support. L’auteur distingue deux grandes familles de lignes : les fils (filaments qui peuvent être entrelacés avec d’autres, ou suspendus entre des points de notre espace physique) et les traces (marques durables laissées dans un solide ou sur un solide par un mouvement continu). Les fils ont amené des innovations importantes (textile, écriture, constructions…) ; les traces ont conduit au trait et à l’art.

Une autre catégorie de lignes est créée par les ruptures qui se forment à l’intérieur d’une surface (coupure, fissure, pliure…). La place de la ligne géométrique dans cette taxinomie mériterait une étude plus approfondie, en collaboration avec des ethnomathématiciens et des philosophes des mathématiques.

Enfin, Tim Ingold se demande à quel moment la ligne est devenue droite. En effet, la rectitude a quelque chose d’artificiel, elle est une qualité des objets qui se fabriquent : la ligne géométrique abstraite représente la jonction de deux plans (très mince étendue dans l’espace), alors qu’un bord réel dans l’environnement représente la jonction de deux surfaces (interface entre un support et une matière). Encore une piste à creuser avec des historiens des mathématiques… Bref, Tim Ingold nous montre que la ligne est un beau sujet de recherche transdisciplinaire, original et prometteur.



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