Une vie entre mathématiques et philosophie
Imre Lipsitz est né le 5 novembre 1922 à Budapest. En 1944, il adopte un nom plus courant en Hongrie, Lakatos (en français, « serrurier »). Il étudie les mathématiques, la physique et la philosophie à l'université de Debrecen ; il complète sa formation au réputé Collège Eötvös de Budapest, puis se perfectionne à l'université de Moscou, où il est l'élève de Sofia Yanovskaïa (1896–1966), spécialiste de l'histoire, la logique et la philosophie des mathématiques.
Il travaille d'abord à l'Institut de mathématiques de l'Académie des sciences de Hongrie, où il se consacre à la théorie de la mesure et aux probabilités. En 1956, il quitte son pays en raison de la situation politique. Il se rend en Angleterre où il travaille avec le philosophe Richard Bevan Braithwaite (1900–1990), spécialiste de l'éthique et de la morale. Il rédige alors sa thèse doctorale, Essays in the logic of mathematical discovery, qui sera prolongée, en 1963–1964, par un ouvrage phare, Proofs and Refutations.
En 1969, Lakatos succède à Karl Popper (1902–1994) à la tête du département de philosophie et de logique de la London School of Economics. Le 2 février 1974, à l'âge de 51 ans, il succombe à la suite d'un accident cardiaque.
Le rôle de la spéculation et de la critique
Dans l'introduction de son ouvrage majeur, Preuves et Réfutations, essai sur la logique de la découverte mathématique (Hermann, 1984), Lakatos précise que l'objet est « d'aborder certains problèmes de méthodologie des mathématiques. […] Son modeste projet est d'étudier en détail la thèse suivant laquelle les mathématiques non formelles, quasi-empiriques ne se développent pas dans un accroissement continu du nombre de théorèmes indubitablement établis, mais dans l'amélioration incessante des conjectures grâce à la spéculation et à la critique, grâce à la logique des preuves et réfutations ».
Pour mener à bien son projet, Lakatos va utiliser… la formule d'Euler.
Une expérience mathématique en classe
Lakatos imagine une classe s'intéressant à une relation existant entre les nombres S de sommets, A d'arêtes et F de faces d'un polyèdre. Un dialogue s'installe entre le professeur et ses élèves lorsque ces derniers découvrent, après plusieurs essais et erreurs, que la formule d'Euler est valable pour tous les polyèdres réguliers. Certains pensent que la relation S + F = A + 2 vaut pour un polyèdre quelconque, d'autres croient le contraire et s'efforcent de réfuter cette conjecture.
Le professeur propose de « démontrer » la conjecture en trois étapes. Il précise ce qu'il entend par « preuve » : il s'agit d'une « expérience mentale […] qui suggère une décomposition de la conjecture originale en sous-conjectures ou lemmes, l'immergeant peut-être de cette façon dans un domaine de connaissances assez éloigné », à savoir ici dans la théorie des « cristaux » ou dans celle des « membranes de caoutchouc ».
La discussion débouche sur plusieurs critiques de la « preuve » à l'aide de contre-exemples. Ces derniers sont de nature locale (réfutation d'un lemme sans réfuter la conjecture principale) ou globale (réfutation de la conjecture principale elle-même).
Après avoir relaté les réflexions engendrées par ces contre-exemples, Lakatos « revient sur le problème du contenu », puis « sur la formation de concepts », examine ensuite « comment la critique peut transformer la vérité mathématique en vérité logique » et s'intéresse enfin à une autre « traduction de la conjecture dans les termes “parfaitement connus” de l'algèbre linéaire ». Fiction et réalité se retrouvent conjointement dans ce texte, grâce au dialogue fictif entre un professeur et ses étudiants, et par la présence de nombreuses notes de bas de page, à caractère souvent historique, qui font partie intégrante du travail.
Les discussions à propos de la formule d'Euler « reconstituent de façon vivante cet épisode de l'histoire des mathématiques dans lequel la découverte et l'invention apparaissent dans tous leurs aspects heuristiques, épistémologiques et philosophiques ».