
Le mathématicien russe Pafnouti Tchebychev se signale à la fois par la qualité et par la diversité de ses découvertes. Ses recherches en théorie des nombres ont abouti à quantité de résultats faisant intervenir des inégalités remarquables. L’une d’elles, connue sous l’appellation « inégalité de Tchebychev » (à ne pas confondre avec celle de Bienaymé‒Tchebychev, voir article « En probabilités : l'inégalité de Bienaymé-Tchebychev » ) , est assez simple à établir. Son intérêt est grand : cette inégalité intervient dans le cadre de démonstrations atrocement plus techniques, notamment dans la théorie des nombres premiers.
L’inégalité de Tchebychev
Considérons deux suites de nombres réels, toutes deux croissantes ou toutes deux décroissantes, et comportant exactement le même nombre de termes, soit n. On note a1, a2, a3… an et b1, b2, b3… bn ces deux suites. Traitons par exemple du cas des suites décroissantes ; le raisonnement est le même pour les suites croissantes. Par hypothèse, on a ai ≥ ai +1 et bi ≥ bi +1 quel que soit l’entier i compris entre 1 et n ‒ 1.
Voyons (quels que soient i et j compris entre 1 et n) ce que l’on peut affirmer quant au produit (ai ‒ aj)×(bi ‒ bj). Déjà, on sait que les deux facteurs sont de même signe. En effet, la suite étant décroissante, si i est inférieur à j, ils seront tous deux positifs ; ils seront négatifs si i est supérieur à j. Leur produit est donc positif (éventuellement nul, notamment si i = j). On a donc ai bi ‒ ai bj ‒ aj bi + aj bj ≥ 0.
Sommons tout d’abord tous ces termes sur l’indice i.
On obtient l’inégalité suivante :
Sommons à présent tous ces nouveaux termes sur l’indice j.
Le résultat reste évidemment positif et :
On observe que les premier et quatrième termes sont identiques.
Il en va de même pour les deuxième et troisième termes ! En modifiant les indices (ce qui n’altère rien), on obtient, en simplifiant par 2 :
On tire de cette relation la première inégalité de Tchebychev pour les suites monotones de même tendance :
Deux suites monotones de même type, comportant un même nombre n de termes, sont telles que la somme des produits des termes correspondants est toujours supérieure ou égale au produit des sommes des termes des deux suites divisé par n.
Lorsque l’on a affaire à une suite croissante et une autre décroissante,
le produit (ai ‒ aj ) × (bi ‒ bj ) sera toujours négatif.
On en tire donc immédiatement la seconde inégalité de Tchebychev, par un raisonnement identique :
Ces résultats connaissent une généralisation intéressante dans le cas statistique, qui donne lieu aujourd’hui encore à d’importantes recherches.
Cet étonnant Tchebychev
Pafnouti Lvovitch Tchebychev (1821‒1894) fut un mathématicien russe particulièrement éclectique. Outre ses contributions en statistique (Alexandre Liapounov et Andreï Andreïevitch Markov, ses élèves, continueront son œuvre, amenant Andreï Nikolaïevitch Kolmogorov à fonder le calcul des probabilités contemporain) et en théorie des nombres, il s’intéressa également à la convergence des séries et aux méthodes d’approximations polynomiales (tout étudiant en mathématiques connaît les polynômes de Tchebychev). Il se targuait d’être à la fois mathématicien pur et appliqué (en témoignent les filtres de Tchebychev, encore utilisés en électronique), inventant plusieurs machines à calculer et mettant notamment au point un mécanisme convertissant un mouvement de rotation en mouvement rectiligne approximatif à vitesse quasi constante (le cheval de Tchebychev).
On lui doit aussi une étonnante étude, Sur la coupe des vêtements, en 1878 ! Le savant avait en effet obtenu un contrat pour optimiser la découpe d’uniformes militaires visant à minimiser les pertes de tissu. Le problème consistant à habiller une surface avec un tissu était particulièrement délicat pour les épaules et l’amena à développer une théorie des réseaux, ces derniers étant matérialisés par la trame de fils. Dans un même ordre d’idées, il s’occupa aussi de l’établissement de cartes de la Russie, recherchant le système cartographique optimal pour lequel les variations d’échelles étaient les plus faibles. Le problème du recouvrement de la sphère, qui sous-tend ces deux applications, a d’ailleurs trouvé sa solution sous la forme d’un théorème démontré par Étienne Ghys en 2011 : En retirant à la sphère deux arcs de grands cercles orthogonaux qui se coupent en leur milieu et de longueurs convenables, l’ouvert qui en résulte est habillable !
Timbre de la République fédérale de Russie,
émis en 2021 pour le bicentenaire de la naissance de Tchebychev.
Orthographier les noms russes en caractères latins
L’alphabet russe actuel est dérivé de l’alphabet cyrillique. Depuis 1917, date de son dernier remaniement, il comporte trente-trois lettres, soit 7 de plus que notre alphabet usuel, offrant toute une gamme de sons qui ne peuvent s’exprimer qu’au moyen de plusieurs lettres dans l’abécédaire latin. La transcription des noms russes donne donc lieu à toute une série de variantes selon les idiomes.
Le cas de « Tchebychev » est amusant. Son nom complet est Пафнутий Львович Чебышёв, le patronyme dérivé du père (à savoir Lvovitch, se terminant comme pour tous les hommes par la syllabe « itch ») s’intercalant entre son prénom (Pafnouti) et son nom (Tchebychev). En français, ce dernier fut tout d’abord transcrit « Tchebychef », avec pour variante « Tchebycheff », avant qu’il ne soit uniformisé en « Tchebychev ». Nos amis Allemands l’orthographient « Tschebyschef » ou encore « Tschebyscheff », alors que les Anglo-Saxons préfèrent écrire « Chebyshov » ou « Chebyshev ». Mais d’autres notations coexistent encore ! Citons par exemple le catalan « Txebixov ». Sans compter que, complétant l’alphabet latin en dotant certains caractères d’accents ou de signes diacritiques, certains auteurs n’hésitent pas à utiliser l’écriture « Čebyšëv ». Alors à chaque citation de ce mathématicien russe, son orthographe ?
L’inégalité de corrélation
Les notions de statistique évoquées ici sont relativement classiques, mais pour les lecteurs qui ne sont pas familiers de ces mathématiques, elle sont toutes définies dans l’article relatif à l’inégalité de Bienaymé‒Tchebychev. Prenons le cas de deux mesures X et Y, réalisées simultanément sur les mêmes individus d’un échantillon d’effectif n, et notons (x1, y1), (x2, y2)… (xn, yn), l’ensemble des résultats obtenus. Pour chaque série, on peut calculer moyenne et variance, puis s’intéresser au lien unissant les deux variables X et Y.
Dans un premier temps, on va calculer leur covariance.
Formellement, la covariance mesure la moyenne des produits des écarts relatifs à la moyenne :
Lorsque la covariance est positive, cela établit une relation de croissance ou de décroissance simultanées ; quand elle est négative, cela traduit une opposition de tendance, l’une des variables croissant globalement lorsque l’autre décroît.
Des calculs élémentaires montrent que la covariance peut aussi s’écrire :
Une covariance positive implique alors, pour les variables X et Y, que la moyenne de leurs produits est supérieure au produit de leurs moyennes.
Reprenons la première inégalité de Tchebychev.
Elle peut aussi s’écrire :
qui a exactement la même interprétation ! Mais dans le cadre statistique, on ne fait aucune hypothèse quant à la croissance ou la décroissance simultanée des suites de nombres xiet yi pris en considération.
Une covariance négative conduit évidemment à une inégalité comparable à la seconde inégalité de Tchebychev. Dans ce cas, la moyenne des produits est toujours inférieure ou égale au produit des moyennes.
Une conjecture résolue après plus de quarante ans
Les résultats sur la covariance se compliquent lorsque l’on considère une variable aléatoire X et deux fonctions f et g à valeurs réelles, toutes deux croissantes (ou toutes deux décroissantes). Sous certaines hypothèses d’intégrabilité, la covariance des nouvelles variables aléatoires f (X) et g (X) est également positive.
Mais il y a plus général encore. Voici la conjecture de corrélation gaussienne, qui prédit que, pour toute mesure gaussienne centrée et tout couple d’ensembles convexes symétriques par rapport à l’origine, la mesure de l’intersection des ensembles est plus grande que le produit des mesures individuelles. On trouve diverses formulations de la question dès les années 1950. Au début des années 1970, elle est démontrée dans un cas particulier. Il faudra cependant attendre 2014 pour que la conjecture soit prouvée dans le cas général, par le mathématicien allemand Thomas Royen (né en 1947), quelques années après sa mise à la retraite. Il raconte que la preuve lui en serait apparue soudainement, un matin, en se brossant ses dents !
La conjecture de Bertrand
Le mathématicien, économiste et historien français Joseph Bertrand est surtout connu pour la conjecture qui porte son nom, établie à partir de l’analyse des nombres premiers inférieurs à 6 000 000, et postulant que, pour tout naturel n supérieur à 1, il existe toujours un nombre premier compris entre n et 2n. Il s’intéressa également à l’étude de la convergence des séries numériques, affinant notamment le critère de Riemann.
Joseph Louis François Bertrand (1822‒1900).
Tchebychev s’est lui aussi intéressé à la théorie des nombres. Son Mémoire sur les nombres premiers, paru en 1852 dans le Journal de mathématiques pures et appliquées, présente une approche originale de la répartition et de la raréfaction des nombres premiers au sein des entiers naturels. Il y démontre, entre autres, une version un peu plus forte de la conjecture de Bertrand.
Le raisonnement de Tchebychev se construit à partir d’une étrange fonction, thêta : θ (n) est égal à la somme des logarithmes népériens des nombres premiers inférieurs ou égaux à n. Le mathématicien russe considère alors différentes sommes de ces θ(n) pour construire une succession d’inégalités remarquables utilisant, entre autres, la fameuse inégalité de Tchebychev, ce qui fait dire à certains qu’elle est à la base de la démonstration du postulat de Bertrand.
Dans le mémoire cité plus haut, Tchebychev considère quant à lui que c’est l’introduction de la fameuse fonction θ qui en constitue l’élément déterminant. En fait, il démontre que, pour tout n > 160, il existe au moins un nombre premier compris entre n et 2n ‒ 2. Il ajoute alors : « Quant aux valeurs de n qui ne sont pas plus grandes que 160, ce postulatum se vérifie directement à l’aide des Tables des nombres premiers. » La démonstration de Tchebychev est très technique. Srinivasa Ramanujan (1887‒1920), en 1919, et Paul Erdős (1913‒1996), en 1932, en proposeront d’autres, la dernière se signalant par son élégance et sa simplicité.