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Faire partie des premiers lecteurs et lectrices de Tangente est un privilège. Ce numéro 1 que je sais posséder, caché quelque part dans une pile elle-même inaccessible, c’est d’abord un attachement sentimental : année, 1987, prix, 25 francs ; et ensuite à l’origine d’une curiosité pour l’instant inassouvissable de ce que pouvaient bien être la présentation, les sujets, de ce magazine entièrement voué aux mathématiques, devant lequel j’étais tombée en arrêt. Séduite, j’ai logiquement craint qu’il ne puisse tenir longtemps.

Eh bien il tenait. Car Gilles, puisqu’enfin c’est de lui qu’il s’agit, avait su s’entourer, de « fous de mathématiques » passionnés eux aussi par la question, pointue ? difficile ? impossible ? de la transmission de savoirs mathématiques proposés « autrement » ; avec l’ambition de réconcilier les uns, de passionner les autres, de proposer à tous la possibilité d’enrichir leur rapport au monde. De petits ou grands sujets apparaissaient hors des sentiers battus, assortis ou non de « théorèmes », on découvrait des mathématiciens morts ou vivants, mais aussi des œuvres d’art, l’histoire avait sa place, la littérature… Et puis bien sûr, des jeux, des jeux, des jeux… dont l’abord était trop souvent responsable d’un dîner qui brûlait, ou d’une baignoire qui débordait.
Mais parler ici de Gilles, c’est aussi parler de soi. Tangente s’était félicité, à sa sortie en 1992, du succès d’un dictionnaire de mathématiques dont la vocation, comme celle de tout dictionnaire, avait pour but de donner à comprendre les termes d’une langue qui bien souvent était assimilée à « du chinois » par les élèves de collège ou de lycée. Les éloges ayant paru exagérés à certains, ils eurent çà et là pour conséquences quelques « critiques » curieusement éloignées de ce que la pratique quotidienne des mathématiques pouvait laisser présumer de rationalité dans le jugement, et de tenue dans l’expression. D’où le « droit de réponse » que me proposa Gilles, et la naissance d’une amitié qui commença comme cela.
Les années se succédant mon intérêt pour Tangente se maintenait, augmenté de l’admiration que j’avais pour la tournure et l’ampleur que prenait cette « aventure mathématique ». Et décidément ces fous-de-mathématiques n’étaient pas si fous que cela, ils apparaissaient même comme agréablement fréquentables. Lors de ces comités de rédaction où on parlait mathématiques comme s’il était question du temps qu’il fait, mon plaisir était grand d’être témoin de la conception de numéros à venir, de la constitution de thèmes, de la façon dont ils s’étoffaient selon les tropismes de chacun.
Et puis il y eut ce jour où apparut Martine Brilleaud. Souriante et réservée, directrice de la rédaction, elle partageait avec Gilles le poids devenu si lourd de la sorte d’empire que constituait l’ensemble des Éditions POLE ; et devenait l’âme de Tangente Éducation, né de la constatation faite en haut lieu que l’initiation aux mathématiques peut « commencer » dès l’école.

Lors de cette journée Tangente, un souvenir microscopique s’était étrangement imposé à moi. Pour les vingt ans de Tangente, il y avait eu cette grande fête à la Mairie du Ve, place du Panthéon, et je me suis souvenue du plaisir de Gilles quand je lui racontai ce que fut mon bonheur, lors d’une visite dans un château de Sicile, d’avoir « déchiffré » un carrelage qui n’intéressait personne ; ceci pour avoir lu un article sur un certain prêtre paveur dans le superbe numéro 99 sur les pavages ! Modeste éloge, mais significatif du « rôle » que Tangente entendait jouer, en démontrant que les mathématiques pouvaient enrichir les visions que chacun avait du monde !
Souvenir aujourd’hui douloureux, d’autant plus que l’absence de Gilles à cette journée qui lui importait au plus haut point, et à laquelle il consacra tant d’attention et de temps, ne peut que paraître injuste. Voir des foules se presser entre ateliers, conférences, jeux, expositions, spectacles, remise de Trophées, l’aurait sans doute justement réjoui, et convaincu mieux que n’importe quel discours de la réussite de son projet initial.
Si cette aventure mathématique s’est maintenue trente-cinq années durant c’est parce que Gilles a su mobiliser au cours du temps des énergies pouvant s’ajouter à la sienne, ce qui d’ailleurs n’allait pas forcément de soi. Toujours est-il que par définition, l’aventure, c’est ce qui peut advenir. Souhaitons alors que, grâce à celles et ceux qui la partagèrent avec Gilles, advienne la perpétuation de Tangente.