Bêta promène un pouce respectueux sur les coutures de la vieille trousse avant de tirer délicatement sur la fermeture Éclair. Son regard émerveillé contemple alors un trésor qui vient du fond des âges, d'une époque où l'on avait encore besoin de crayons et de trousses pour les ranger dedans. D'une époque où les trousses servaient également à transporter tout autre chose.
« Tu n'es pas un peu vieux pour jouer avec ça, Bêta ? »
Le garçon sursaute en entendant la voix de son camarade Alpha. Ce dernier est accompagné d'Epsilon, qui observe à son tour le contenu de la trousse avec un air amusé.
« Ce n'est pas un jeu ! s'exclame Bêta, outré. Il s'agit bien d'un objet de collection qui me vient de Papy Askilman, qui l'avait lui-même reçu de son grand-père… »
Dans sa paume scintillent à présent des billes multicolores – agates, yeux de chats, pétroles, tourbillons cyclones… Onze billes de verre en tout.
« C'est vrai qu'elles sont jolies, reconnaît Epsilon.
– Il n'y a pas que ça ! Ces billes possèdent une propriété particulière. Si tu en mets une de côté, n'importe laquelle, il sera toujours possible de répartir les autres en deux tas qui auront exactement le même poids. C'est écrit sur ce papier qui se trouvait dans la trousse, probablement un message laissé par l'un de mes ancêtres pour que ses héritiers soient mis au courant de la singularité de ces billes. »
Devant la mine émue de Bêta, Alpha entreprend de pousser un sifflement admiratif un brin moqueur tandis qu'Epsilon fronce les sourcils : « Mais… Cette affirmation ne signifie-t-elle pas simplement que les billes ont toutes le même poids ? »
Le visage de Bêta se décompose quelque peu. « Mais non ! Attends… Tu crois ?
— Je vais citer une des répliques préférées du Professeur Phi : “Prouvons-le !” »
Un problème de poids
La jeune fille réfléchit quelques instants avant de déclarer : « Bon, c'est assez simple si l'on considère que les poids des billes sont des entiers, pour une unité de mesure donnée. Si une bille a une valeur de poids paire (soit un poids pair pour simplifier), la somme des poids des autres billes étant paire (car toujours divisible par 2), la somme totale des poids sera paire. Si l'on prend une autre bille quelconque, la somme des poids des billes restantes sera toujours paire, tout comme la somme totale des poids. Le poids de cette nouvelle bille sera donc pair. Toutes les billes auront un poids pair. De la même façon, on montre que si le poids d'une bille est impair, alors tous les poids sont impairs. Qu'en déduit-on ?
– Que tous les poids ont la même parité, déclare Alpha, qui a à peu près suivi.
– Et une petite démonstration par l'absurde permet de conclure ! »
Et vous, cher lecteur, sauriez-vous poursuivre la démonstration d'Epsilon dans le cas de valeurs de poids entières ?
« Ensuite, poursuit Epsilon, il est facile d'étendre ce résultat à des poids de valeur rationnelle. Il suffit d'imaginer que les valeurs des poids sont écrites sous leur forme fractionnelle, de prendre le produit de tous les dénominateurs comme facteur multiplicatif et de se ramener ainsi au cas des poids de valeur entière traité précédemment – puisque multiplier la valeur de tous les poids par un même nombre ne changera pas la vérification de la propriété.
– Clair, marmonne Bêta tout en faisant rouler une agate entre ses doigts.
– Maintenant, enchaine Epsilon, si l'on doit prouver cette propriété pour toute valeur de poids réelle… Hmm, en considérant que R est un Q-espace vectoriel… »
Cher lecteur, cette indication vous permet-elle de conclure ?
« Et si on passait aux choses sérieuses ? propose Bêta. Je vous prête une bille à chacun… et on se fait une tic ! »