Homo academicus dans son labyrinthe


Frédéric André

L'exploration du corpus littéraire est l'occasion de souligner quelques-uns des raisonnements logiques et paradoxaux qui peuvent être mis en oeuvre. Voyons en détail le cas du récit intitulé le Stratagème, issu du Livre de sable de Jorge Luis Borges.

La dixième nouvelle du Livre de sable (Gallimard, 1983) – une simple « anecdote » selon le narrateur, qui est sans doute Borges lui-même – se déroule en 1970 aux États-Unis, au sein de l’université du Texas. Elle met en scène deux professeurs : Ezra Winthrop, bostonien d’origine, et Éric Einarsson, « l’Islandais », qui vient d’obtenir son premier poste. Un troisième homme est mentionné : il s’agit de Herbert Locke, un collègue de Winthrop. Lorsque débutent les évènements, Winthrop doit désigner son propre successeur, c’est-à-dire le conférencier qui participera au prochain congrès universitaire de germanistes qui se tiendra dans le Wisconsin. Dans le département universitaire où il enseigne, il ne connaît que deux candidats potentiels : Einarsson et Locke.

 

Dilemme, hasard et nécessité

Winthrop doit choisir entre deux professeurs aux tempéraments opposés. Il essaie de les départager de manière objective, sans tenir compte de ses préférences personnelles. La comparaison entre les deux prétendants lui pose un problème moral évident : malgré son sérieux et en dépit de l’aide considérable qu’il a apportée pendant une quinzaine d’années à Winthrop dans l’édition de la Geste de Beowulf, Locke est « taciturne et timide » tandis qu’Einarsson est jeune, pétulant et apprécie la controverse. De plus, son édition critique de Finsburh l’a porté récemment sur le devant de la scène académique. Il ferait sans doute « meilleure figure au congrès » que son adversaire. Pourtant, ce sont d’autres éléments, parfaitement paradoxaux en apparence, qui vont définitivement infléchir le choix de Winthrop en faveur d’Einarsson.

 

Paradoxe : du grec paradoxos, qui signifie « contraire » (para) « à l’opinion commune » (doxa), « bizarre », « extraordinaire ». Le paradoxe peut se présenter sous plusieurs formes. Il peut s’agir, par exemple :

• d’une proposition qui contient ou semble contenir une contradiction ;

• d’un raisonnement qui, bien que sans faille apparente, aboutit à une absurdité ;

• d’une situation qui contredit l’intuition commune.

 

 

 

Borges et les mathématiques

 

 

 

Jorge Luis Borges (1899–1986) a écrit dans le Livre de préfaces (Gallimard, 1980) : « L’imagination et les mathématiques ne s’opposent pas ; elles se complètent comme la serrure et la clé. » L’Argentin a d’ailleurs utilisé à plusieurs reprises des concepts mathématiques pour créer ses fictions. Il s’est ainsi servi de la récursivité dans son recueil Labyrinths (Gallimard, 1953) et a illustré certains problèmes liés à la notion d’infini (en s’appuyant sur la théorie des ensembles) dans le Livre de sable (Gallimard, 1983). Mais surtout, Borges a développé dans ses écrits des situations basées sur des paradoxes (comme en attestent les nouvelles Examen de l’œuvre d’Herbert Quain, la Bibliothèque de Babel, la Mort et la Boussole ou encore la Loterie à Babylone, toutes issues de Fictions, Gallimard, 1951).

 

 

 

Le narrateur précise que « le véritable protagoniste » de l’affaire est Einarsson. En effet, celui-ci décide de ne pas confier son destin à la chance : il va mettre sur pied un stratagème qui lui assurera la place de conférencier au congrès. C’est au hasard d’une conversation qui se tint au Nighthawks, le jour de son arrivée à New York, qu’Einarsson saisit la mécanique psychologique du professeur Winthrop.

Ce dernier est un homme du Nord. En venant au Texas, il connut des difficultés à se faire « aux coutumes et aux préjugés du Sud ». Ce jour-là, pendant le repas, la discussion porta sur la guerre de Sécession. Winthrop confia à Einarsson qu’un de ses aïeux avait combattu dans les rangs de Henry Halleck (qui fut officier général de l’armée de l’Union). Einarsson se figurait cet épisode de l’histoire américaine d’une manière simpliste en y voyant une croisade des nordistes « contre les esclavagistes » du Sud. Pourtant, Winthrop se mit à plaider la cause des sudistes en soutenant que le Sud était dans son droit en voulant quitter l’Union.

Il vanta le courage des confédérés. Einarsson comprit en un éclair que Winthrop désirait avant tout paraître « impartial ». Incarnation archétypique de l’homme du Nord, il venait de défendre le Sud afin d’être perçu comme un homme probe. Einarsson retint deux résultats de cette première rencontre :

axiome culturel : l’impartialité est une passion américaine ;

axiome comportemental : Winthrop est dominé par la passion de l’impartialité. Il agit donc toujours de manière à maximiser sa réputation d’impartialité.

Fort de ces prémisses, Einarsson échafauda un plan paradoxal : il décida d’écrire un article dirigé contre les méthodes pédagogiques de Winthrop. Ce faisant, il plaçait celui-ci face à une alternative simple : choisir Locke, l’ami fidèle, ou Einarsson, qui venait de l’attaquer. Einarsson basa son action sur le résultat suivant :

Théorème 1 : Si Einarsson critique Winthrop, alors il sera choisi comme successeur.

Démonstration par l’absurde : supposons que Winthrop choisisse Locke comme conférencier. Puisque Einarsson a écrit un article critiquant les méthodes pédagogiques de Winthrop, celui-ci, en l’écartant, donnerait l’impression d’exercer des représailles contre son « agresseur » et de ne pas exercer sa capacité de décision de manière objective. Ceci apparaîtrait de nature à diminuer sa réputation d’impartialité. C’est absurde car Winthrop agit de façon à maximiser sa réputation d’impartialité. En conclusion, Winthrop choisira Einarsson.

 

Winthrop agira exactement comme Einarsson l’avait établi : voulant se montrer juste, il choisira d’envoyer Einarsson représenter l’université au congrès, malgré l’attaque qu’il subit de la part de l’Islandais.

  

Révélations et vanité

La veille de son départ pour le Wisconsin, Einarsson se rendit chez Winthrop et lui révéla les dessous de l’affaire. Leur échange « dura quelque temps » et se déroula en trois étapes.

Premier acte : Einarsson expliqua au professeur Winthrop comment il avait compris le fondement des actions de ce dernier (son désir de paraître fair-play en toute occasion) et le plan qu’il avait conçu pour se faire élire conférencier.

Deuxième acte : Winthrop reconnut le bien-fondé des remarques d’Einarsson et avoua d’ailleurs avoir « cédé à un sentiment de vanité » en ne se montrant pas rancunier, c’est-à-dire en choisissant Einarsson. Puis il souligna la similitude de leurs deux comportements : en venant le trouver pour lui exposer son stratagème, Einarsson avait lui aussi pêché par vanité.

Troisième acte : Einarsson surenchérit en indiquant qu’ils étaient tous deux unis non seulement par la vanité mais aussi par la nationalité. Cette dernière proposition contient un développement surprenant si l’on se rappelle l’axiome culturel initial, à savoir que l’impartialité est une passion américaine. En effet, Einarsson possède un passeport américain. Or, son comportement a démontré qu’il ne partageait pas la passion américaine pour l’impartialité. Donc, en dépit de ce qui est indiqué sur son passeport, Einarsson n’est pas américain.

Mais alors, qu’est-ce qui définit un « Américain » si ce n’est son passeport ? On peut toujours répondre qu’un « passeport ne modifie pas le caractère d’un homme », mais le problème demeure. Einarsson affirme qu’il est « un citoyen américain », que son « destin est ici », aux États-Unis et non dans « la lointaine Thulé ». Il a beau affirmer ne pas être un « Viking », son comportement ne permet pas de le considérer comme un individu animé par une passion pour l’impartialité. Or il a lui-même indiqué que c’était une passion américaine…

Que conclure de tout cela ? Peut-être a-t-on affaire à une équivalence logique (ou à une définition) qui ne tient pas compte des critères géographiques ou administratifs : un Américain serait quelqu’un qui a une passion pour l’impartialité (et, réciproquement, quiconque souffrirait de cette passion serait américain). Ainsi, un Européen impartial serait américain, tandis qu’un citoyen américain ne partageant pas cette même passion ne serait pas américain. Dans ces conditions, nous n’aurions plus un axiome (« culturel ») mais une tautologie : dire que l’impartialité est une passion américaine tout en considérant comme américains uniquement ceux qui partagent cette passion constitue bien un cercle logique.

  

Inutilité de l’action ?

Un autre problème se pose : pourquoi, réellement, Einarsson écrit-il l’article critiquant Winthrop ? Ne voit-il pas que celui-ci ne peut en aucun cas choisir Locke, qui est un de ses amis, pour cette raison même ?

Théorème 2 : Winthrop ne peut choisir Locke comme successeur.

Démonstration par l’absurde : supposons que Winthrop choisisse Locke comme successeur. Comme Locke est son ami, Winthrop serait suspecté de favoritisme, ce qui diminuerait sa réputation d’impartialité. C’est absurde car Winthrop agit toujours de manière à maximiser sa réputation d’impartialité. En conclusion, Winthrop ne choisira pas Locke.

 

Ainsi, qu’Einarsson écrive ou non son article, il sera choisi. Il est peu probable qu’il n’ait pas tiré lui-même cette simple déduction. Alors pourquoi a-t-il écrit l’article critiquant les méthodes d’enseignement de Winthrop ? Un élément de réponse réside dans le constat qu’en écrivant l’article, Einarsson se pose en acteur de l’avènement de son destin : il va pouvoir attribuer à son action le mérite de sa victoire, tel un héros d’épopée scandinave. Sa vanité consiste ici à se présenter comme l’organisateur de l’évènement, alors que celui-ci était en fait inéluctable. Car même s’il n’avait pas rédigé son article polémique dans la revue Yale Monthly, la mécanique psychologique de Winthrop l’aurait conduit à choisir Einarsson. Ce dernier, à l’instar de Winthrop, apparaît donc comme sa propre dupe. Le stratagème qu’il a inventé est en réalité un labyrinthe dans lequel il s’est enfermé, en croyant peut-être y condamner Winthrop.

 

 

 

Labyrinthe de l’amour (détail). Tintoret et atelier, vers 1552.

 

 

Sens dessus-dessous

Il reste à évoquer un élément de la vie de l’auteur. Le narrateur nous a appris, dès les premières lignes du récit, qu’en 1961, il avait eu l’occasion de s’entretenir « longuement » avec le professeur Winthrop. Or, la biographie de Borges nous apprend qu’il a bien été recruté comme professeur par l’université du Texas à Austin en 1961. Par un renversement hallucinant, dû à l’écriture crypto-autobiographique, l’auteur devient alors un élément fictionnel du récit !

Ce tissage d’éléments réels et fictionnels crée une ambiguïté systématique. Le lecteur se trouve dans une situation d’incertitude et se voit contraint de chercher un sens dans le moindre détail. Ainsi, s’agit-il vraiment d’un hasard si la date de cette rencontre (« I96I » dans le récit) – qui est donc aussi une rencontre réelle – peut se lire aussi bien à l’envers qu’à l’endroit ? Cette symétrie se retrouve en effet à la fin de l’histoire, lorsque les deux protagonistes soulignent leurs similitudes et se définissent également comme deux Américains vaniteux.

C’est l’un des charmes de cette courte nouvelle que d’inciter à la réflexion en utilisant des jeux de miroirs à l’infini. Et pour cela, il est vrai que deux miroirs suffisent.

 

Ce texte a reçu le Prix Tangente du meilleur article 2020 (voir Tangente 197).

Les citations proviennent de la traduction française réalisée par Françoise Rosset et révisée par Jean-Pierre Bernès, parue chez Gallimard en 2020 sous le titre le Stratagème (dans le Livre de sable).