Laplace nous a donné la première définition du déterminisme, tout en étant parfaitement conscient qu’il serait toujours impossible de tout prévoir en pratique. C’est ce qui justifie son implication dans le développement du calcul des probabilités ! Son ouvrage Théorie analytique des probabilités reprend et complète de nombreux articles sur le sujet qu’il a rédigés dans le dernier quart du XVIIIe siècle en s’appuyant sur les développements de l’analyse mathématique, en particulier sur des méthodes qu’il a lui-même construites, comme la notion de fonction génératrice.
Un ouvrage pionnier
Laplace débute son exposé par une très longue introduction philosophique, qui « est le développement d’une leçon sur les probabilités, [qu’il donna] en 1795, aux écoles normales ». Dans ce texte de cent soixante-neuf pages, il poursuit une démarche peu commune chez les scientifiques. Conscient, à outrance, de l’importance que joue la théorie qu’il développe par la suite, il « désire que les réflexions répandues dans cette introduction puissent mériter l’attention des philosophes, et la diriger vers un objet si digne de les occuper ».
Dès les premières lignes, il affirme que « presque toutes nos connaissances ne sont que probables ; et dans le petit nombre des choses que nous pouvons savoir avec certitude, dans les sciences mathématiques elles-mêmes, les principaux moyens de parvenir à la vérité, l’induction, l’analogie, se fondent sur les probabilités ; en sorte que le système entier des connaissances humaines se rattache à la théorie exposée dans cet essai ». Il expose alors, de manière littéraire, les « principes généraux du calcul des probabilités ». Banal de nos jours, il s’agit en fait de l’un des premiers textes présentant ce qu’est une probabilité et comment calculer celle d’un évènement. Laplace explique à ses lecteurs que « la probabilité des évènements sert à déterminer l’espérance ou la crainte des personnes intéressées à leur existence ». Il définit l’espérance mathématique dans la « théorie des hasards » comme « le produit de la somme espérée par la probabilité de l’obtenir » et il donne un argument « moral » de l’introduction de cette notion en déclarant « qu’un égal degré de probabilité donne un droit égal sur la somme espérée ».
Le mathématicien tient cependant à montrer les limites de la notion d’espérance en exposant le paradoxe de Saint Pétersbourg : Paul joue à croix ou pile (l’ancien nom de « pile ou face ») et obtient deux francs s’il amène croix (« face ») au premier, quatre si ce n’est qu’au deuxième, huit s’il ne l’amène qu’au troisième, et ainsi de suite. Laplace explique que la mise en jeu, c’est-à-dire ce que Paul est prêt à donner pour participer, devrait être infinie, suivant l’un des principes qu’il a posés (voir D’Alembert et « pile ou face », une querelle historique, Léo Gerville-Réache, Tangente 175, 2017). Laplace n’y voit pas de paradoxe mais simplement le fait que « l’avantage moral qu’un bien nous procure n’est pas proportionnel à ce bien ».
Le calcul des probabilités
Laplace s’applique à montrer l’intérêt des probabilités dans différents domaines, en s’attachant chaque fois à y présenter un résultat plus général. Ainsi s’intéresse-t-il à l’approximation de la fréquence qu’un résultat binaire, répété « un très grand nombre de fois », se situe entre deux limites ; c’est ce que l’on nomme aujourd’hui l’intervalle de confiance ; il explique que « dans l’infini, cet intervalle devient nul, et la probabilité se change en certitude ».
De la proportion des naissances
Laplace reprend un sujet étudié avant lui par John Arbuthnot, médecin extraordinaire d’Anne, Reine de Grande-Bretagne, et mathématicien à ses heures. Dans un article publié en 1710, ce savant britannique s’émerveille de la régularité de la proportion de naissances masculines et féminines observée chaque année, en se référant à une table des naissances à Londres entre 1629 et 1710. Il en attribue le mérite à la Divine Providence qui permettra, selon lui, à « l’Espèce de ne pas disparaître puisque chaque homme aura une femme d’âge équivalent ».
John Arbuthnot (1667‒1735).
Laplace appréhende ces observations de manière tout à fait rationnelle. Il constate qu’au « rapport des naissances des garçons à celle des filles […] on trouve que ce rapport, partout à peu près égal à celui de 22 à 21, indique, avec une extrême probabilité, une plus grande facilité dans la naissance des garçons ». En comptabilisant les baptêmes à Paris, Laplace constate en effet que ce rapport est de 25 à 24, donc sensiblement plus proche de l’égalité (51,02 % de garçons baptisés contre 51,16% pour les naissances). Il en conclut « qu’il y a 238 à parier contre un » qu’il existe une cause expliquant cette différence.
Prenant les registres des Enfants-Trouvés, il observe que les garçons ne représentent que 50,63 % de l’effectif. C’est donc que les garçons sont légèrement moins fréquemment abandonnés que les filles !
Après s’être penché sur la probabilité des témoignages, Laplace reprend sur « les choix et les décisions des assemblées ». Il affirme qu’il est difficile de connaître, et même de définir, le vœu d’une assemblée, au milieu de la variété des opinions de ses membres. Il étudie alors les modalités de vote pour le choix d’un candidat à une place. Il propose que « chaque votant écrive sur un billet les noms de tous les candidats, suivant un ordre de mérite qu’il leur attribue ». Il cherche alors à raffiner sa méthode en proposant que chaque votant décerne un nombre de boules proportionnel au mérite qu’il attribue à chaque candidat. Il poursuit en regrettant que « les intérêts particuliers et beaucoup de considérations étrangères au mérite doivent troubler cet ordre ».
Laplace aborde ainsi de nombreux autres sujets, comme la composition d’un jury d’assises, les tables de mortalité (voir En Bref « Recensement et loi normale »), et en tire au passage des remarques de bon sens basées sur des arguments tirés du calcul des probabilités. Il est guidé par sa conviction selon laquelle « un des grands avantages du calcul des probabilités est d’apprendre à se défier des premiers aperçus. Comme on reconnaît qu’ils trompent souvent, lorsqu’on peut les soumettre au calcul, on doit en conclure que sur d’autres objets il ne faut s’y livrer qu’avec une circonspection extrême ».
En effet, « l’esprit a ses illusions, comme le sens de la vue ; et de même que le toucher corrige celle-ci, la réflexion et le calcul corrigent les premières ».
références
• Dossier « Les mathématiques des paris ». Tangente 175, 2017. • Dossier « Les dessous des probabilités et des statistiques ». Tangente 182, 2018.