Parmi les nombres irrationnels, pourquoi différencier deux types de nombres, algébriques et transcendants ? D’où est venue cette idée ? Revenons au milieu du xviii e siècle alors que la notion de fraction est bien connue et que les rationnels sont considérés désormais comme des nombres à part entière. Démontrer qu’un nombre est ou n’est pas irrationnel prend de l’intérêt. Leonhard Euler dégaine le premier avec son nombre fétiche e = exp(1), base du logarithme népérien, en montrant son irrationalité, ainsi que celle de son carré. Sa démonstration se trouve exposée dans son ouvrage De fractionibus continuis, publié en 1737, dans lequel il exprime ce nombre à l’aide d’une fraction continue. Le mathématicien allemand Johann Lambert (1728‒1777) entre à l’Académie de Berlin en 1765 et y côtoie le mathématicien suisse. Il s’inspire de sa méthode pour montrer, de manière plus générale, que si x est un rationnel non nul, alors les valeurs exp(x) et tan(x) sont irrationnelles ; il montre également l’irrationalité du nombre π.
Leonhard Euler (1707‒1781).
Afin d’avoir une meilleure approche de ces nombres, on peut naturellement se poser la question de savoir s’ils ne seraient pas la racine d’une équation polynomiale à coefficients entiers (ou rationnels, ce qui revient au même en mettant tous les coefficients au même dénominateur et en simplifiant). Euler pourrait être le premier à s’emparer de ce thème, sans doute dès 1744.
Motivé par le problème de la quadrature du cercle, Adrien-Marie Legendre (1752‒1833) postule que le nombre π est transcendant ; il est le premier à vraiment différencier ces deux types de nombres, algébriques et transcendants. Cependant, jusque-là, aucun nombre transcendant n’avait été exhibé et leur existence restait hypothétique.
Portrait-charge d’Adrien-Marie Legendre (1752‒1833).
Les premiers nombres transcendants
Pour découvrir l’existence de tels objets, il faut attendre les comptes rendus de l’Académie des sciences des séances du 13 et du 20 mai 1844, dans lesquels Joseph Liouville énonce un théorème permettant d’exhiber un grand nombre de transcendants. Le premier document débute en ces termes : « M. Liouville communique verbalement à l’Académie des remarques relatives à des classes très-étendues de quantités dont la valeur n’est ni rationnelle, ni même réductible à des irrationnelles algébriques. »
Le second compte-rendu s’intitule « Nouvelle démonstration d’un théorème sur les irrationnelles algébriques ». C’est en fait une simplification de la démonstration faite la semaine précédente.
Joseph Liouville (1809‒1882).
La démonstration de Liouville
Joseph Liouville considère un nombre algébrique irrationnel a de degré n, c’est-à-dire que l’équation polynomiale de plus bas degré à coefficients entiers dont a est racine est de degré n. Il démontre alors que si r = p/q est une approximation de a par un nombre rationnel, avec p et q entiers, alors il existe un nombre positif M tel que
Cela revient à dire que, pour un nombre irrationnel algébrique de degré n, il existe
M > 0 tel que l’équation n’a pas de solution entière en p et q.
En un certain sens, un tel nombre (algébrique) ne peut être approché d’aussi près que l’on veut par un rationnel.
A contrario, un nombre irrationnel a est transcendant si, pour un M positif fixé et pour tout entier positif k, l’inégalité a des solutions entières p et q.
Dans son article de 1851, Liouville propose des exemples vérifiant cette condition, comme où ℓ désigne un nombre entier (non nul), et k1, k2, k3… des nombres positifs ou négatifs dont la valeur absolue ne dépasse pas un certain maximum k. Liouville constate alors que, « en prenant donc ℓ = 10 et k1, k2… à volonté de 0 à 9, on formera des fractions décimales indéfinies dont la valeur ne pourra jamais s’exprimer algébriquement ».
Dans ces deux exposés, Liouville fournit une condition que doit vérifier un nombre irrationnel algébrique, mais il ne donne explicitement aucun nombre transcendant, bien qu’il soit relativement facile de le faire en appliquant ce critère (voir encadré). Ce n’est que sept ans plus tard qu’il publie un mémoire dans le Journal des mathématiques pures et appliquées, dans lequel il reprend plus en détail sa démonstration et donne une large famille de nombres transcendants, au sein de laquelle se trouve le nombre a de développement décimal a = 0,110 001 000 000 000 000 000 001 000…, dans lequel les décimales de rang correspondant à une factorielle (donc de rang égal à 1, 2, 6, 24…) valent 1 et toutes les autres sont égales à 0. Rappelons que, pour un entier n, la factorielle n, noté n!, est le produit des n premiers entiers.
Ainsi 1! = 1, 2! = 1×2 = 2, 3! = 1×2×3 = 6, 4! = 1×2×3×4 = 24 ;
de là, on passe à 5! = 120, 6! = 720, etc.
On voit que la croissance de cette suite est « très rapide » et que, dans le développement de a, les décimales égales à 0 s’accumulent entre des 1 de plus en plus rares.
La transcendance de e et π
Certes, on sait dorénavant que les nombres transcendants prévus par Legendre existent bel et bien : Liouville en a « fabriqué ». Mais on est curieux de savoir si les nombres mythiques que sont e et π en font partie.
Joseph Fourier avait développé une méthode pour justifier l’irrationalité de certains nombres. C’est en s’en inspirant que, dans le courant de l’année 1873, Charles Hermite fait quatre communications successives à l’Académie des sciences, avec pour thème « Sur la fonction exponentielle ». Dans la première, Hermite s’exprime modestement en ces termes : « Je vais maintenant tenter d’aller plus loin à l’égard du nombre e, en établissant l’impossibilité d’une relation de la forme N + e aN1 + e bN2 +… + e hNn = 0, a, b… h étant des nombres entiers, ainsi que les coefficients N, N1… Nn. »
Hermite conclut sept pages plus loin que ceci prouve « que le nombre e ne peut être racine d’une équation algébrique de degré quelconque à coefficients entiers ». Cette démonstration combine des méthodes analytiques et des propriétés algébriques des déterminants.
Jean Baptiste Joseph Fourier (1768‒1830).
Charles Hermite (1822‒1901).
Dans une lettre adressée au mathématicien allemand Karl Borchardt et publiée la même année, Hermite affirme : « Je ne me hasarderai point à la recherche d’une démonstration de la transcendance du nombre π. Que d’autres tentent l’entreprise, nul ne sera plus heureux que moi du succès, mais croyez-m’en, mon cher ami, il ne laissera pas que de leur en coûter quelques efforts. »
S’inspirant de ce travail, Ferdinand Lindemann montre en 1882 que, si x1, x2… xn sont des nombres algébriques distincts, réels ou complexes, et si p1, p2… pn sont des nombres algébriques, alors ne peut être nul. Prenons alors n = 2, p1 = 1 et x2 = 0 ; alors ne peut s’annuler. En prenant x1 = 1, on voit que e + p2 ne peut s’annuler, quel que soit le nombre algébrique p2 ; on retrouve le fait que e est transcendant.
Par ailleurs, on a la relation e iπ + 1 = 0 ; si π était algébrique, iπ le serait aussi, ce qui contredirait l’assertion de départ. On en déduit que π est transcendant. L’assertion de Lindemann a été correctement démontrée par Karl Weierstrass (1815-1897), sans doute aussitôt, mais publiée seulement en 1885.
Karl Wilhelm Borchardt (1817‒1880).
Carl Louis Ferdinand von Lindemann (1852‒1939).
Georg Cantor (1845‒1918).
L’existence par les cardinaux
Le mathématicien allemand Georg Cantor n’était en rien motivé par l’existence de nombres transcendants. Aux alentours de 1870, il étudie la convergence des séries de Fourier et il se penche, en particulier, sur les points de non-convergence. Cela le conduit à s’intéresser à des parties infinies de l’ensemble ℝ des nombres réels et il cherche à montrer que certains infinis sont « plus grands » que d’autres. Il se penche une première fois sur ce problème dans un article signé l’avant-veille de Noël 1873, qui sera publié l’année suivante. La première partie du texte consiste à montrer que l’ensemble des nombres algébriques réels peut se mettre sous la forme d’une suite, c’est-à-dire qu’il est dénombrable (voir article « De nouveaux nombres avec Richard Dedekind »). La deuxième partie de son article est la plus révolutionnaire. Cantor démontre en effet que l’ensemble des nombres réels ne peut se mettre sous forme de suite : il n’est pas dénombrable. Sa démonstration se fait par une méthode de segments emboîtés ; près de vingt ans plus tard, il proposera une démonstration plus élégante, connue sous le nom de diagonale de Cantor.
Mais alors, si l’ensemble des nombres algébriques réels est dénombrable et que celui des réels ne l’est pas, c’est que le premier est strictement inclus dans le second. Cela montre, sans en exhiber un seul, que, non seulement il existe des nombres transcendants, mais que, de plus, le cardinal de l’ensemble des nombres transcendants est « infiniment plus grand » que celui des nombres algébriques ; il égale même celui des nombres réels.
Sont-ils transcendants ?
Pourtant, l’histoire ne s’arrête pas là : dès que l’on définit un nombre par une limite de suite ou une construction particulière, on peut se demander d’abord s’il est rationnel. Dans le cas où il ne l’est pas, est-il algébrique ou est-il transcendant ? La réponse à cette dernière question n’est pas toujours aisée, comme pour la constante d’Apéry (voir encadré), nombre irrationnel dont on ignore toujours s’il est transcendant. Beaucoup reste à faire et la transcendance a encore bien des mystères à révéler.
La constante d’Apéry
La suite définie par admet une limite quand n tend vers l’infini. De fait, on peut montrer que cette limite, notée ζ (2), car c’est la valeur de la fonction zêta de Riemann en 2, vaut Tout comme le nombre π, ζ (2) est un nombre transcendant.
En remplaçant l’exposant 2 par 3 dans l’expression de vn, on définit la suite
.
La convergence est assurée puisque 0 < wn < vn et donc la limite, qui est ζ (3), vérifie
1 < ζ (3) < ζ (2). Cependant, oh surprise, tous les efforts pour exprimer ζ (3) à l’aide de constantes connues ont échoué.
En 1978, le mathématicien français Roger Apéry (1916‒1994) a montré son irrationalité par des méthodes très pointues de théorie des nombres ; ce fut considéré comme un exploit par ses collègues.
Pourtant, on ne sait toujours pas si ce nombre est transcendant ! En hommage à ce mathématicien, on appelle ζ (3) la constante d’Apéry. Dès 1735, Leonhard Euler en donnait seize décimales. Depuis, des millions de décimales ont été déterminées ; sa valeur est « proche » de
1,220 205 690 315 959 428 539 973 816 151 144 999 076 498 629 !