L’Institut intergalactique a montré par le passé qu’il tenait à ce que l’éducation de ses étudiants ne se cantonne pas à l’acquisition de connaissances techniques mais s’étende aussi vers une certaine culture générale historique. Le professeur Phi a montré par le passé qu’il trouvait ça complètement idiot et que ses élèves auraient plus à gagner à bûcher leur prochain contrôle de « mathémagie ». Un voyage scolaire a malgré tout été organisé sur la Vieille Terre pour familiariser les élèves avec l’œuvre protéiforme de Pierre-Simon de Laplace et Phi a été désigné d’office pour faire partie des accompagnateurs. Alpha, Bêta et Epsilon sont de la partie.
« C’est quand même fou, commente Alpha en compulsant une version virtuellement augmentée de l’Essai philosophique sur les probabilités, qu’un seul homme ait été capable d’exceller dans des domaines aussi variés. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, on est déjà bien chanceux si on arrive à se faire une place dans un seul d’entre eux !
– Est-ce parce que tous les sujets sont devenus plus techniques ? s’interroge Epsilon.
‒ Ou bien c’est nous qui sommes devenus plus bêtes… s’esclaffe Bêta.
‒ Il y quand même des théories sur lesquelles les grands savants supposés omniscients se sont trompés. Laplace croyait dur comme fer au déterminisme : il affirmait qu’un daemon qui connaîtrait exactement la position de chaque particule de l’univers ainsi que les forces qui s’y appliquent à un instant donné pourrait prédire l’avenir et remonter à sa convenance dans le passé de n’importe quel système. Or la mécanique quantique et le principe d’incertitude de Heisenberg ont brisé ce rêve : il est impossible de connaître avec une précision parfaite à la fois la position et la vitesse d’une particule. L’avenir nous reste donc inaccessible…
‒ Et vive le libre-arbitre, sourit Alpha. Vous vous rendez compte qu’on est en train de faire de la physique, de la philosophie et de la politique en même temps ?
‒ Je me rends surtout compte qu’on va louper la navette du retour si on ne se dépêche pas, rétorque Bêta. Vous n’avez pas entendu le professeur Phi faire l’appel ? C’était il y a cinq bonnes minutes, déjà ! »
Une certaine agitation
Quand les trois jeunes gens arrivent dans le sas d’embarquement, ils découvrent qu’il y règne une certaine agitation : « Il y a eu un problème “informagique”, explique un steward à l’air stressé, et de nouveaux numéros de billets vous ont été attribués. Vous les recevrez sur vos communicateurs dans quelques instants. Si vous voulez bien patienter dans la file d’attente, nous vous ferons ensuite rentrer un par un dès que cela sera possible. Ne vous inquiétez pas, la navette est complète mais il n’y a pas eu de surbooking, chacun pourra s’asseoir. »
Bêta regarde par le hublot et constate : « Phi n’a pas attendu, lui ! En même temps, le connaissant, c’était prévisible…
‒ Il avait l’air pressé de quitter la Vieille Terre, soupire le steward. Il n’est sans doute pas à la nouvelle place qui lui a été attribuée, mais il n’a pas l’air commode, et comme il semble s’être endormi avec son masque sur les yeux, je préfère ne pas le réveiller… J’espère que les cent vingt-sept autres passagers joueront le jeu en s’installant préférentiellement à leur place. D’ailleurs, s’il arrivait que votre siège soit occupé quand viendra votre tour de vous asseoir, vous pourrez naturellement en prendre un autre au hasard parmi ceux qui seront disponibles, on ne va pas s’amuser à faire bouger des voyageurs déjà installés. »
Bêta, qui est le dernier de la file, grogne : « Quasiment aucune chance, en tout cas, que je me retrouve à ma place même si tout le monde suit les règles.
‒ Ne crois pas ça, lui répond Epsilon, pile devant lui. Tu serais étonné par la probabilité de te retrouver à la place qui t’a réellement été attribuée ! »
Et vous, cher lecteur, saurez-vous trouver la formule donnant la probabilité que le nième passager puisse bien se placer et éclaircir le propos d’Epsilon ?